jeudi 14 décembre 2017

1907 : Omnia N° 91 "L'alcool moteur" (suite)

« L'ALCOOL MOTEUR ? »


IV. Les alcools carburés.


Nous avons exposé les principale raisons qui, à notre avis, s’opposent actuellement à l'emploi de l'alcool dans les automobiles : la première, d'unir économique, est le prix de l'alcool, étant donnée sa faible teneur en calories; lse autres, d'ordre technique, sont les inconvénients apportés par le dénaturant et les impuretés de l'alcool de Régie.

Un moyen de tourner ces obstacles la marche à l'alcool, est d'employer non point l'alcool dénaturé lui-même, mais des mélanges de ce produit avec de carburants qui sont susceptibles de l'améliorer. Les qualités de l'alcool sont la régularité avec laquelle il brûle, la lenteur relative de l'explosion qu'il produit, et le bon rendement qu'il fournit ; son grand défaut est la pauvreté en calories. Il existe au contraire des produits plus riches en énergie latente mais qui employés seuls donneraient une explosion brutale, capable de détraquer le moteur. On a pensé qu'en mélangeant l'alcool avec ces corps, caractérisés par des propriétés opposées aux siennes, on pourrait obtenir un carburant excellent, puisque in medio stat virtus (la vertu se tient au milieu).

Les carburants qui semblent se recommander a priori pour être associés a l'alcool, sont certains hydrocarbures de la série grasse (pétroles) et de la série aromatique (benzols). La benzine, 1'acétylène et la naphtaline sont les carburants qui ont été le plus étudiés pour cet usage.

La benzine cristallisable renfermant 9 050 calories au kilogramme, tandis que l'alcool de la Régie n'en contient que 5 900, le mélange alcool-benzine sera plus riche que l'alcool. Le rendement sera diminué, il est vrai, parce que le. rendement de la benzine est inférieur à celui de l'alcool, mais à cause de la grande augmentation en calories, nous aurons encore un gain à carburer l'alcool au moyen de la benzine ; puis la combustion se trouvera accélérée, et le départ du moteur sera plus facile. Nous ne devons donc pas nous étonner du succès obtenu par certains alcools carburés. L'alcool Leprêtre contient 50 p. 100 d'alcool de Régie à 90° pour 50 p. 100 de benzine de houille.

M. Lumet, ingénieur du Laboratoire de l'A. C. F., a étudié des mélanges d'alcool dénaturé et de benzine cristallisable dans les proportions échelonnées de 10 en 10 p. 100 et pour plusieurs vitesses du moteur. A la vitesse de 800 tours d'un moteur Gillet-Forest, le rendement thermodynamique était meilleur pour le mélange 60 p. 100 d'alcool 40 p. 100 de benzine que pour toute autre proportion ; mais ce moteur manifesta de meilleurs rendements à l'allure de 650 tours, et à cette vitesse le rendement croît à mesure que la proportion d'alcool devient plus grande. Mais il faut bien remarquer que l'amélioration de rendement apportée par l'alcool ne compense jamais l'avantage en apport de calories initiales contenues dans la benzine.

Ainsi pour un travail d'un kilowatt-heure (1 kilowatt-heure vaut 367 200 kilogrammètres, soit sensiblement 4 900 chevaux-vapeur, il correspond à 863 grandes calories) un même moteur a consommé o l. 523 de benzine pure dans une première expérience, et o 1. 932 d'alcool dénaturé de Régie dans une autre expérience. Connue la benzine et l'alcool dénaturé n'ont pas des prix très différents, on peut en conclure que le commerçant en alcool carburé a toujours avantage à mettre le plus de benzine possible. Il en est de même de l'intermédiaire astucieux qui veut vous refiler un moteur fatigué : la benzine aura facilement raison des mollesses du vieil âge, c'est un excitant pour moteurs ; mais comme chez les excitants son efficacité n'est qu'éphémère, car l'organe qui est obligé d'y recourir à trop forte dose est bien vite à bout. Il y a donc là un danger : une sorte d'éthéro-manie des moteurs dont le chauffeur raisonnable prendra bien soin de préserver sa machine en s'assurant de la composition de l'alcool carburé avec lequel il nourrit son réservoir.

Mais ce que nous venons de signaler au sujet des mélanges alcool-benzine ci n'est rien en comparaison de ce qu'il faudrait dire au sujet de l'alcool acétyléné. En l'année 1900, M. Lindet eut l'idée de carburer l'alcool en faisant tomber de l'alcool étendu d'eau sur du carbure de calcium. On espérait ainsi obtenir un gaz susceptible d'un bon rendement dans les moteurs. Malheureusement l'explosion est tellement brutale que la pression atteint à son début des valeurs extraordinaires auxquelles un moteur ne pourrait résister longtemps. A cette énorme compression qui caractérise la première phase succède une période plus calme, puis une seconde compression, véritable écho de la première, puis un deuxième abaissement de pression et ainsi de suite jusqu'à ce que l'onde explosive aille mourir à la fin de la course du piston; le mot d'onde explosive étudiée pour les réactions dites de déflagration par mon regretté maître Sarrau, s'applique en effet à la combustion de l 'alcool-acétylène. Il est inutile d'y songer pour nos moteurs, malgré le bon rendement thermique que cette explosion brutale donne certainement.


Fig. 1 - Forme d'un diagramme obtenu avec l'alcool-acétylénée

On a également proposé la carburation de l'alcool par d'autres hydrocarbures : l'essence de térébenthine, la naphtaline, l'éther, mais ces divers alcools carburés n'ont pas encore reçu, à notre connaissance, la sanction d'expériences très concluantes ; ils servent de base à des espoirs qui sont fort légitimes (L'alcool carbure par la naphtaline est actuellement étudié par M. E. Brillié, qui vient  d'essayer ce carburant au concours des véhicules industriels et à la Compagnie des omnibus)
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Comme la chimie ne perd jamais ses droits, il y a lieu de se demander si la présence des carburants ajoutés à l'alcool, ne va pas introduire des perturbations regrettables dans les nombreuses réactions qui se produisent dans le moteur, et si les nouveaux produits formés ne sont pas susceptibles d'attaquer les surfaces métalliques du cylindre, du piston, des soupapes et du tube d'échappement. La question a jusqu'ici été fort peu étudiée, car il faudrait, pour y répondre comme il convient, soumettre pendant plusieurs années les moteurs à l'expérience.

On peut cependant prévoir les actions probables. Il n'y a rien à craindre avec la benzine parfaitement pure, mais en réalité, la benzine contient toujours des impuretés. L'acide sulfurique employé dans le traitement des huiles légères du goudron agit sur les hydrocarbures de la série aromatique, pour donner naissance à des dérivés sulfonés capables d'attaquer les métaux. L'acide benzène-sulfonique par exemple, forme un sulfate avec le fer et le cuivre. Quelquefois, il se forme aussi un sulfure, à cause du soufre qui peut se trouver en excès. Ce soufre peut d'ailleurs commencer par brûler en donnant de l'acide sulfureux, lequel transforme le métal en sulfate. Mais peu importe que notre moteur soit mangé à la sauce sulfure ou à la sauce sulfate, le résultat est toujours aussi déplorable.

Nous devons déclarer que jusqu'ici la présence de sulfure de carbone et de produits sulfonés n'a pas été relevée dans tous les alcools carburés, et généralement la proportion de ces corps que l'analyse a pu y déceler se trouvait être excessivement faible. Il n'y a donc pas lieu de s'effrayer, mais il était bon d'appeler l'attention sur ce point délicat, car il est à craindre que du jour où les vendeurs d'alcool carburé deviendraient nombreux, l'usage des carburants souillés d'impuretés pourrait fort bien se produire chez quelques-uns. Nous sommes donc dans l'obligation de parer l'attaque de nos moteurs par les mauvais alcools carburés, en demandant l'organisation de laboratoires d'analyses accompagnés d une législation spéciale.

V. Le moteur à alcool.


Lorsque dans un moteur à essence, on remplace l'essence par de l'alcool en se contentant simplement de modifier le flotteur du carburateur et d'introduire plus d'air dans le mélange des gaz, on observe que l'alcool cède en énergie 22 à 24 p. 100 des calories qu'il contient, tandis que l'essence en cède au plus 20 p. 100. On a pensé très justement qu'en étudiant un moteur spécial pour l'utilisation de l'alcool, on arriverait à des rendements meilleurs. Nous nous proposons de rechercher les caractères que doit avoir ce moteur à alcool et nous examinerons s'il existe de véritables moteurs à alcool, rationnels et capables de rendements suffisants : « Le moteur à alcool est tout entier à naître », disait le rédacteur en chef d'Omnia en 1903, mais depuis quatre ans on a travaillé et des nouveau-nés ont pris leur place au monde de l'automobile.

On peut être étonné du grand rendement de l'alcool dans les moteurs, et M. Brillié, l'un des champions de l'alcool moteur, surpris des résultats de ses expériences, se demanda longtemps à quoi pouvait être attribuée la supériorité de puissance de l'alcool cependant « en désaccord avec sa faible puissance calorifique ».

Nous avons aujourd'hui la clef du mystère, nous savons pourquoi l'alcool pauvre en calories est assez généreux pour nous céder largement cette précieuse chaleur, qui est la source féconde de l'énergie, de la puissance, de la vitesse, de la force.

Le moteur à alcool est un moteur à grand rendement parce qu'il fonctionne à allure froide et à haute pression. Mais pourquoi ces conditions de marche sont-elles favorables au bon rendement ?

Lorsque la combustion se fait à très haute température, les gaz très chauds, beaucoup plus chauds que l'air extérieur, perdant rapidement par rayonnement une notable partie de leur chaleur, c'est autant d'énergie dissipée inutilement ; c'est ce qui a lieu avec l'essence. Au contraire l'alcool brûle à température relativement basse, on perd moins de chaleur par rayonnement.

D'autre part, on sait qu'il y a toujours intérêt, aussi bien avec l'essence qu'avec l'alcool, à marcher avec la plus forte compression possible; comprimer les gaz revient en effet à rapprocher leurs molécules, à condenser la source d'énergie. Il en résulte une combustion plus vive même avec une moindre proportion de carburant, et la fraction de chaleur perdue par les parois est alors plus faible. Mais qui limite la compression possible ? La crainte de l'auto-allumage, ou allumage prématuré des gaz avant l'étincelle, par la seule chaleur de la compression. Or avec l'essence l'auto-allumage se produit lorsque la pression atteint 6 kilogrammes. tandis que dans les moteurs à alcool on peut comprimer jusqu'à 10 ou 12 kilogrammes.

On peut se demander pourquoi l'alcool possède d'aussi précieuses qualités. Eh bien ce n'est point à lui surtout qu'il faut les attribuer, mais à l'eau qu'il contient. Il y a seulement lieu de se féliciter que ces deux corps fassent ensemble un fort bon ménage.

En réalité les choses se passent comme suit : l'alcool brûle en dégageant beaucoup de chaleur, mais la température ne monte pas très haut parce que l'eau absorbe une grande partie de la chaleur. Voilà tout le secret du bon rendement thermique du moteur à alcool. Si l'on introduit de la vapeur d'eau dans les cylindres d'un moteur à essence, le même phénomène se produit et le rendement se trouve considérablement amélioré. Donat Banki (ingénieur hongrois) réalisa pratiquement des dispositifs pour injecter de l'eau dans le moteur à essence et les rendements obtenus furent presque doubles des rendements avec l'essence pure.

Malheureusement les injecteurs d'eau introduisent une complication, et les mélanges eau-essence sont difficiles à obtenir homogènes; il en résulte une inflammation irrégulière, lorsque le réglage n'est pas parfait. Le dispositif s'applique mieux avec d'autres combustibles que l'essence.

Dans le cas de l'alcool le mélange est parfaitement homogène, il existe toujours d'ailleurs, et on peut à volonté régler sa teneur en eau.

Puisque l'emploi de l'alcool dans un moteur thermique permet de profiter du grand avantage des hautes compressions, nous n'hésitons pas à caractériser notre moteur à alcool par cette première particularité : la compression énergique.

Nous avons vu que l'alcool était moins volatil que l'essence ; pratiquement cette propriété physique se traduit par la difficulté de mise en marche, puis la lenteur et l'irrégularité du flux gazeux (et par suite le manque d'homogénéité). Jusqu'ici il a bien été reconnu que le départ à l'essence était nécessaire. A notre avis il est non seulement difficile d'éviter l'essence au départ, mais très utile de marcher encore à l'essence pendant les derniers tours, sans quoi l'acide acétique et le carbone non brûlé, qui se forment alors dans la combustion incomplète de l'alcool carburé, vont détériorer le moteur.

Pour provoquer le débit normal de vapeur d'alcool, et former un mélange bien homogène d'alcool et d'air, il faut réchauffer l'alcool contenu dans le carburateur ou les gaz qui en sortent. On conçoit que le mélange intime des vapeurs d'alcool et de l'air doit être le plus homogène possible afin que chaque molécule de combustible puisse trouver autour d'elle la quantité d'oxygène nécessaire à sa combustion. La première condition à remplir pour obtenir ce mélange parfait, est d'arrêter toute projection de liquide ; tout doit être gazeux, sinon la combustion incomplète, un mauvais rendement thermodynamique et de fâcheuses conséquences au point de vue chimique (attaque des métaux par les produits de la combustion incomplète), vont se produire. Le réchauffage est donc nécessaire pour l'obtenir on fait appel à la chaleur des gaz d'échappement ou à l'eau qui sert à refroidir le moteur.

Il faut ensuite brasser le mélange d'air et de vapeur d'alcool; ce qu'on réalise au moyen de dispositifs divers qui varient avec chaque carburateur :

  • par chicanes dans les carburateurs Longuemare, Noël, Duplex,
  • par serpentins chez Brouhot, Martha, par divisions de jets gazeux chez Le Blon, Kuhlstein, etc.


Les proportions d'alcool et d'air doivent être réglées en vue du meilleur rendement possible : M. Sorel a montré qu'une partie d'alcool dénaturé demandait une quantité d'air variant de 1,10 à 1,15.

  • Dans l'ancien moteur Brillié, dit à alvéoles, la capacité des alvéoles mesurait la proportion d'alcool par cylindrée totale (ce système n'est pas celui des moteur des autobus où la simplicité la plus grande a été recherchée, avec succès d'ailleurs ; mais il faut bien remarquer que les autobus brûlent de l'alcool carburé et non de l'alcool dénaturé pur) ;
  • dans le carburateur Chauveau, les orifices de pulvérisation sont réglés par une commande directe de la dépression d'admission.


On voit que le carburateur à alcool est un organe qui doit réaliser un certain nombre de conditions en somme délicates à satisfaire ; c'est le régulateur qui doit avec discernement fournir au moteur le mélange homogène composé en bonnes proportions et à la température convenable. Nous avons cité les principales solutions satisfaisantes ; il y a sans doute beaucoup à chercher encore sur le carburateur à alcool, par exemple pour éviter les ennuis au départ.

Nous sommes absolument opposés au principe du moteur à double fin permettant indifféremment l'usage de l'alcool carburé ou de l'essence, ainsi que cela fut essayé en Allemagne pour certains tracteurs. Le rendement est, ou bien très mauvais pour l'un des deux carburants, ou médiocre avec les deux, ce qui est pire.

Au point de vue de l'allumage, M. Lumet a constaté que la propagation de l'inflammation était plus facile dans l'alcool que dans l'essence. Dans ses essais sur l'alcool carburé, on remarque que pour une même avance à l'allumage et à mesure que la proportion d'alcool croissait dans le mélange alcool et benzine. la puissance augmentait, le moteur devenait plus souple, et la détente plus soutenue. Les témoins de ces phénomènes sont les diagrammes et les enregistreurs électriques de puissance : les diagrammes fig. 2 et fig. 3 permettent de comparer la carburation à benzine pure à la carburation à l'alcool dénaturé ; on remarquera que le travail rendu est mesuré par l'aire du diagramme et que la brutalité de l'explosion est d'autant plus vive que l'angle supérieur est plus aigu.



(B, pour la benzine, est beaucoup plus aigu que A, pour l'alcool.)


Fig. 2 Diagramme obtenu avec de la benzine cristallisable à 100%. (Tension en volt 80. Débit en ampères 78)

Fig.3 Diagramme obtenu avec de l'alcool dénaturé 100%.(Tension en volt 80. Débit en ampères 78)


Dans les expériences de M. Lumet le rendement est meilleur à 650 tours qu'à 800.
M. Brillié avait depuis longtemps observé qu'un moteur qui, marchant à l'alcool carburé, donnait à 800 tours une puissance de 12 ch. 8 devait tourner à 1 1150 tours pour atteindre avec l'essence cette même puissance qui représentait son maximum avec ce carburant.

Il est donc certain que le moteur à alcool est un moteur lent, souple, à grand rendement thermique, mais demandant un excellent carburateur et un maniement soigné. Ces qualités précieuses et même ces défauts que les progrès peuvent amoindrir et peut-être annuler, fout que le moteur à alcool semble particulièrement convenir aux véhicules industriels qui demandent précisément un moteur lent, souple, de bon rendement et qui doivent toujours être conduits par tics chauffeurs expérimentés( ?).

Jusqu'ici 1'utilisation du moteur à alcool dans les véhicules industriels n'a pu se généraliser a cause des obstacles dont nous avons déjà parlé ; mais il est à remarquer que la marche à l'alcool carburé a été appliquée aux autobus de la Compagnie générale des Omnibus à Paris, où l'entrave qu'est habituellement le prix de l'alcool n'existait plus : car il arrive au contraire, à cause des tarifs d'octroi, que, dans Paris, il est plus avantageux de marcher à l'alcool carburé qu 'à l'essence : d'où l'application qu'en a faite M. Brillié aux autobus. Ceci prouve bien qu'une fois les conditions de vente et de transport de l'alcool améliorées, le moteur à alcool carburé sera déjà capable de lutter, avec les plus grandes chances de succès, contre le moteur à essence ; mais nous voulons mieux encore, et nous déclarons qu'il faut rendre possible le triomphe de l'alcool dénaturé, sans autre carburant, par certaines réformes d'ordre législatif et fiscal.

(A suivre.)


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