jeudi 14 décembre 2017

1907 : Omnia N° 92 "L'alcool moteur" (fin)

« L'ALCOOL MOTEUR ? »

VI. Les mesures à proposer.


Puisque des obstacles empêchent actuellement l'adoption du carburant alcool dans nos moteurs et que nous connaissons ces obstacles, il faut les renverser.

Une mesure, sur laquelle les avis sont, presque unanimes, est la modification qu'il est nécessaire d'apporter à la dénaturation. Nous prétendons, et nous ne nous dissimulons pas la gravité de nos accusations :

  1. Que le dénaturant actuel ne suffit pas à empêcher la fraude ;
  2. Qu'il est très coûteux ;
  3. Qu'il diminue le rendement thermique ;
  4. Qu'il peut causer des détériorations aux moteurs.
Nous avons eu l'occasion d'exposer les méfaits d'ordre technique que nous reprochons au dénaturant de la Régie. On pourrait croire que l'administration tient à ses fameux 10 p. 100 de méthylène à cause de qualités évidemment étrangères à nos automobiles mais cependant réelles. Hélas ! tout compte fait, il n'en est rien ou qu'illusions vaines ! Il est admis généralement que la fraude des vins se fait uniquement avec du sucre, or ceci ne peut pas être, parce que le fraudeur n'aurait alors aucun bénéfice à frauder. Nous savons en effet que l'alcool contenu dans le vin peut provenir de deux sources : les produis naturels (raisins, betteraves, pommes, poires, etc.) et le sucre. Quel est l'alcool le moins coûteux? L'alcool de betteraves et non point l'alcool de sucre. Les chimistes le savent bien, parce qu'ils ont calculé depuis longtemps la quantité de sucre nécessaire pour obtenir un litre d'alcool et l'expérience acquise n'a point donné de conclusion différente à MM. les fraudeurs qui alcoolisent leur vin trop faible directement avec des alcools de betteraves et non avec du sucre. Le sucrage ne se pratique que peu chez les fraudeurs importants et seulement pour améliorer le goût, pour masquer les mauvais parfums des alcools grossièrement fabriqués.

La question est de savoir si, parmi ces alcools qui sont évidemment le principal moyen de frauder les vins, peut entrer de l'alcool dénaturé ! Or on peut d'une part faire une expérience de laboratoire qui en montre la possibilité, et d'autre part citer des faits qui auraient dû conduire leurs auteurs en correctionnelle. Par un mouillage assez étendu et avec quelques préparations relativement simples on rend parfaitement de l'alcool dénaturé propre au renforcement des vins. Qui pourrait estimer le nombre d'hectolitres ainsi fabriqués, malgré les 10 p. 100 de méthylène Régie ?

Est-ce à dire que le dénaturant actuel est inefficace et rende impossible les poursuites contre les fraudeurs ? Les chimistes nous indiquent au contraire que rien n'est plus facile que de déceler le dénaturant, dans tout liquide où il en est entré, même en très faibles proportions. M. Trilliat a donné le moyen d'affirmer la présence du méthylène même lorsqu'il entre dans la proportion de 1/2 p. 100 d'alcool. La Régie met 20 fois plus de méthylène dans l'alcool dénaturé. Mais elle en mettrait 40 fois plus que nous ne serions pas plus avancés au point de vue des sanctions contre la fraude si l'administration ne se sert pas des armes qu'elle garde sur panoplie ! Il n'est pas besoin de tant de méthylène pour enrayer la fraude, mais de beaucoup plus de correctionnelle !

On ne sait que trop les conséquences de la discrétion avec laquelle furent appliquées les condamnations pour fraude, mais, en revanche, on ne connaît pas assez les obstacles créés par l'abondance du dénaturant de la Régie. Il en est un dont nous n'avons pas encore parlé : le prix de la dénaturation. Grâce à une entente entre les fabricants de méthylène, qui pourrait servir d'exemple aux producteurs d'alcool éthylique, le vil produit qu'est l'alcool méthylique ou esprit de bois est à un prix 3 ou 4 fois plus élevé que l'alcool ordinaire. Le coût de la dénaturation atteint ainsi par hectolitre une somme variant de onze à treize francs selon le cours, ce qui est véritablement exagéré. Et la somme de neuf francs allouée par l'Etat à chaque hectolitre d'alcool dénaturé comme compensation des frais de dénaturation passe presque entièrement dans la poche de MM. les fabricants de méthylène. Il nous semble qu'il y a d'autres moyens d'utiliser cette prime plus favorablement aux intérêts généraux.

Le compte d'un hectolitre d'alcool dénaturé s'établit ainsi :

  1. Le cours de l'alcool (30 à 35 fr.).
  2. Les 10 litres de méthylène, type Régie (10 à 11 fr., suivant le cours).
  3. Le 1/2 litre de benzine lourde (o fr. 20).
  4. Le droit de statistique (o fr. 25).
  5. Le droit de laboratoire (o fr. 80).
  6. La taxe de fabrication (1 fr. 30).
Mais par contre le distillateur reçoit 9 fr. par hecto pour frais de dénaturation. (Sa Majesté l'AIcool, Baudry de Saunier.)

Puisque la grande quantité de dénaturant n'ajoute rien aux facilités de poursuite contre les fraudeurs, poursuites qui seraient bien plus efficaces avec moins de méthylène et plus de rigueur à faire observer les lois ; puisque l'excès de dénaturant diminue le rendement de l'alcool, et peut détériorer nos moteurs ; puisque l'emploi de 10 litres de méthylène augmente d'environ 8 francs le prix de l'hectolitre d'alcool, pourquoi ne pas immédiatement réduire la proportion de dénaturant ?

Avec 2 litres seulement de méthylène, quantité encore superflue pour la répression de la fraude , le coût de la dénaturation serait diminué de 6 francs environ par hectolitre ; nous aurions ainsi l'alcool à un prix très abordable, qui, permettrait déjà une lutte plus égale avec l'essence. La réforme du dénaturant est donc la première qui s'impose, puisqu'elle est à la fois favorable aux intérêts économiques et aux besoins techniques.

On peut nous répondre que si 10 litres de méthylène sont considérés comme dangereux pour nos moteurs, 2 litres seront sans doute beaucoup moins à craindre, mais qu'il vaudrait peut-être mieux supprimer tout le méthylène et chercher un autre dénaturant inoffensif. Quand on aura trouvé ce dénaturant idéal, rien ne devra s'opposer en effet à son adoption, mais jusqu'ici on n'a guère trouvé de dénaturant sans méthylène. Et si l'on veut bien se souvenir de ce que nous avons dit à propos de l'action de l'alcool dénaturé sur les métaux, on remarquera que le méthylène pur, en faibles quantités, n'est point à redouter, mais les impuretés qui le souillent quelquefois sont bien plus dangereuses. Or une analyse très délicate peut seule révéler ces produits ; le pauvre chauffeur ne sait donc jamais s'il n'abreuve pas son moteur avec un liquide empoisonné, lorsqu'il remplit son réservoir avec de l'alcool. Il faut donc qu'un tiers chimiste vienne nous garantir, à nous chauffeurs, que l'alcool de la Régie rendu détestable pour les hommes ne l'est pas en même temps devenu pour les moteurs. Quel sera ce chimiste intègre ?

Puisque, dans un but intéressé, l'Etat impose la dénaturation avec des produits qu'il définit parfaitement, et que nous constatons que les industriels dénatureurs introduisent trop souvent des impuretés avec leur dénaturant, nous allons répondre à l'Etat : « Votre loi est mal obéie, car le dénaturant est actuellement de mauvaise qualité, faites-le vous-même ; si nous sommes mal servis nous saurons à qui nous en prendre, mais comme nous savons bien que votre intérêt immédiat est de nous satisfaire, et comme nous avons confiance en la science de vos chimistes... fabriquez et vendez le dénaturant ! (Légalement l'État devrait vendre le dénaturant (loi de 1904), mais pratiquement cette disposition n'est pas appliquée)
En Allemagne les choses se passent ainsi : l'Etat vend le dénaturant, qui se compose de 2 litres d'alcool méthylique et de 1/2 litre de produits pyridiques par hectolitre d'alcool à 90° ordinaire; ces qualités sont réduites de moitié pour les alcools carburés. C'est ainsi que la dénaturation, à peu près inoffensive, en Allemagne, coûte 10 francs de moins que chez nous (par hectolitre) .

Supposons maintenant qu'un brave chauffeur, justement convaincu des propriétés motrices de l'alcool, ne veuille plus employer désormais d'autre carburant. Malheur à lui s'il n'emporte pas sur sa voiture la provision nécessaire pour tout son voyage : il aura la satisfaction plaisante d'admirer les caisses bariolées de motricine, d'automobiline, de rapidine, de moto-naphta, etc., mais d'alcool ? point ou peu, et à un prix de détail d'autant plus élevé que le débit est plus rare. Il faut donc attendre le commerçant en alcool ! Nouvelle hypothèse de notre part : un marchand avisé, au courant des questions d'avant-garde, ami du progrès, confiant dans l'avenir de l'alcool, veut établir un dépôt de ce précieux liquide. Ah ! si vous croyez qu'il suffit d'envoyer une commande au fabricant d'alcool ! il faut écrire à bien d'autres !

Il y a une demande d'autorisation à l'administration des Contributions indirectes, un carnet d'autorisation contenant des attestations d'achats, un bulletin de livraison établi par le fournisseur, etc., etc. Il y a aussi les fréquentes visites des employés de la Régie; or en France nous n'aimons pas cela... Depuis 1904 l'alcool dénaturé n'est plus soumis aux droits d'octroi, mais il faut que le chauffeur prouve à chaque octroi que son alcool est bien de l'alcool dénaturé ! et voilà ! c'est quelquefois une affaire d'une demi-heure, une heure même dit-on, mais ce doit être un record. Aussi nous supplions M. le Ministre d'écrire une circulaire, nous nous chargerons de la faire respecter, en nous y mettant à tous les chauffeurs.

Les vœux que nous formerons à l'adresse des législateurs seront limités à ces trois points que nous considérons comme fondamentaux pour l'avenir de l'alcool moteur :

  1. La réduction à 2 litres au plus de dénaturant par hectolitre ;
  2. Le monopole du dénaturant par l'Etat ou le contrôle sévère des dénaturants employés ;
  3. La diminution des formalités nécessaires à l'établissement des dépôts pour la vente de l'alcool dénaturé.
Nous ajouterons à ces demandes un souhait qui s'adresse aux producteurs d'alcool, c'est l' « aide-toi, le ciel t'aidera » : si les Allemands, consomment 3 fois plus d'alcool dénaturé que nous, la cause ne doit pas être seulement recherchée dans leur système de législation de l'alcool, elle provient aussi de l'organisation syndicale des producteurs dont vous avons déjà exposé les avantages au cours de cette étude (au chap. sur le prix de l'alcool).

En France, on a proposé un syndicat plus rigoureux et qui consiste dans le monopole par l'Etat de la vente des alcools. Le premier projet (projet Alglave 1880), autour duquel on fit grand bruit en 1886, faisait de l'Etat le grand acquéreur et vendeur de tous les alcools ; tout déplacement d'alcool devait avoir l'Etat comme indispensable et légal intermédiaire. Les témoins de ce contact officiel seraient les contenants : bouteilles scellées et cachetées ; c'est le rôle que remplissent les bandes de papier pour les boîtes d'allumettes et de cigarettes.

L'application pratique est bien difficile, mais on est véritablement alléché par les avantages financiers que ce système semble présenter ! Aussi, récemment encore, fut-il proposé sous une nouvelle forme par un vice-président de la Commission parlementaire de l'alcool (M. G. Guillemet, voir documents parlementaires chambre des Députés I906. L'adoption de ce projet aura au moins l'avantage de nous débarrasser des spéculateurs qui nous font aujourd'hui payer l'alcool au prix invraisemblable de 49 francs l'hectolitre)/
Si les fabricants d'alcool étaient tous des industriels propriétaires d'usines, la difficulté serait peut-être moins grande. Malheureusement il existe une usine à alcool sur laquelle le contrôle est difficile, usine ambulante, usine dissimulée, masquée, à fonctionnement intermittent et sournois : c'est l'alambic du bouilleur de cru. Nous nous bornerons à constater ici l'incompatibilité qui existe entre cette liberté individuelle excessive, appelée privilège, laissée à l'électeur fabricant d'alcool, et le monopole par l'Etat de la vente des alcools. La discussion des remaniements profonds qu'on a proposé d'apporter à la législation de l'alcool nous entraînerait trop loin sur un terrain qui ne nous appartient pas ici.

Nous ne pensons pas d'ailleurs que la Commission parlementaire pour les usages industriels de l'alcool aille s'engager dans des propositions trop larges et sans chance de succès. Certains de ses membres pensent que l'examen des propositions faites aux derniers Congrès de l'alcool dénaturé doit d'abord être l'objet d'une étude attentive. Le premier acte décidé par la Commission a été la convocation des personnes qui ont déjà étudié à fond la question de l'alcool. Une liste a été dressée par le bureau de la Commission avec l'aide de M. Famechon, dont la compétence est bien connue dans le monde de l'automobile.

Le projet le plus sensationnel de nos parlementaires est l'expérience pratique qui sera tentée pour examiner la possibilité et les moyens d'employer pour nos moteurs l'alcool dénaturé par divers procédés, et carburé ou non. Un certain nombre de voitures d'essai seront demandées aux constructeurs, ainsi conviés à soumettre leurs moteurs à alcool à un véritable concours, où les juges seront des membres du Parlement, assistés des techniciens les plus éminents. Le parcours sera probablement très long, afin que les effets de l'alcool puissent être nettement établis. Nous pourrons ainsi observer si la confirmation des expériences de laboratoire s'établit sur la route.

A côté de cette grande œuvre entreprise par la Commission parlementaire, nous devons signaler le concours de carburants d'un prix de vente inférieur à celui de l'essence et le concours de moteurs de voitures automobiles marchant uniquement à l'alcool dénaturé type Régie, deux concours organisés par l'Automobile Club de France, la Société d'encouragement pour le développement de l'industrie automobile en France. Ces épreuves de laboratoire peuvent être considérées comme préparatoires à l'expérience pratique qui sera organisée en 1908 par la Commission parlementaire. A l'Exposition décennale de l'Automobile du mois de novembre prochain, nous allons assister à un Congrès de l'alcool, où nous entendrons des communications intéressantes et des travaux sérieux, très certainement féconds. Il y a donc lieu pour les chauffeurs d'attendre avec confiance et de considérer comme très proche l'action décisive qui déblayera les obstacles qui s'opposent aujourd'hui à l'adoption de l'alcool moteur.

Grâce à un nouveau système de dénaturation, à une répartition plus judicieuse des primes et des tarifs réduits de transports, nous pourrions payer l'alcool de o fr. 32 à o fr. 35 le litre. Après la modification demandée quant à la proportion et à la composition du dénaturant, nous n'aurions plus à craindre les détériorations du moteur. Les facilités apportées à la vente et à l'établissement d'entrepôts, auraient vite fait de vulgariser l'alcool jusque dans les moindres villages, comme l'est aujourd'hui l'essence. Une association entre les producteurs, plus ou moins encouragée par l'Etat, apporterait la modération, l'homogénéité et la mesure dans la marche en même temps qu'une activité féconde dans la propagation de l'alcool, et dans l'étude des moyens propres à lui assurer un avenir de plus en plus étendu. Devant ces réformes et ces actes favorables à l'alcool moteur, les constructeurs tarderont-ils à nous donner le moteur à alcool spécial, rationnel, ou les petits inconvénients de la mise en marche et de la lubréfaction résisteront-ils aux efforts des chercheurs, à l'intensité de ce génie particulier qui, réparti dans des cervelles nombreuses, surtout en France, nous a donné l'automobile ? Nous avons d'autant moins de raisons de penser une telle chose que les progrès réalisés depuis deux ou trois ans dans le moteur à alcool (pour automobiles) par ses rares constructeurs doivent être tenus comme décisifs.

Une dernière question posée en tête de cette étude mérite une brève réponse, bien qu'elle soit étrangère à la pratique automobile. L'alcool de betteraves revient à un prix d'environ 30 francs l'hectolitre, l'alcool de vin ne peut être obtenu à moins de 80 francs en France. La lutte est donc impossible entre le Nord et le Midi lorsque l'alcool agricole du Nord est employé pour des usages alimentaires, surtout lorsqu'il y a fraude. Aussi les rigueurs des poursuites qu'on doit exercer contre les fraudeurs sont un élément des conditions indispensables de l'existence économique de toute une partie de notre pays ; elles accompagneront désormais, personne n'en doute maintenant, les mesures nouvelles qu'on ne tardera pas à prendre afin de faciliter l'utilisation industrielle des alcools de betterave. Et quand nous chaufferons nos moteurs avec l'alcool du Nord, riche en énergie calorique, pour aller déguster les bordeaux et les eaux-de-vie fameuses des contrées méridionales, la paix sera faite, la prospérité renaîtra, l'automobile aura encore apporté quelque regain de vie, des richesses nouvelles, et même sa pierre à ce grand édifice, œuvre des temps passés, qu'on appelle l'Unité de la France.


E. GIRARDAULT


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